LOI RELATIVE AU MODE D'ELECTION DES CONSEILLERS REGIONAUX ET DES CONSEILLERS A L'ASSEMBLEE DE CORSE ET AU FONCTIONNEMENT DES CONSEILS REGIONAUX
Les députés soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi relative au mode d'élection des conseillers régionaux et des conseillers à l'Assemblée de Corse et au fonctionnement des conseils régionaux, notamment ses articles :
3 et 4 établissant les seuils permettant aux listes de candidats de se présenter au second tour et de fusionner ;
22 et 23 modifiant et étendant la procédure de vote bloqué et d'adoption sans vote du budget et d'autres délibérations de caractère fiscal et budgétaire ;
27 fixant les conditions d'entrée en vigueur de la loi.
I. - Sur l'établissement de seuils permettant aux listes
de se présenter au second tour ou de fusionner
La loi adoptée en dernière lecture par l'Assemblée nationale le 22 décembre 1998 prétend remédier aux dysfonctionnements des conseils régionaux élus sous l'empire de la loi du 10 juillet 1985. Pour éviter la dispersion des suffrages et l'absence de majorité stable constatées notamment depuis les dernières élections, elle établit une représentation proportionnelle à deux tours avec un correctif majoritaire, inspiré du scrutin municipal applicable aux communes de plus de 3 500 habitants.
Or cet objectif visant à concilier représentation démocratique et efficacité de gestion a été dénaturé, au cours de la discussion parlementaire, par l'adoption d'amendements.
Le texte initial prévoyait, en effet, un seuil de 10 % de suffrages exprimés pour se présenter au second tour et de 5 % pour fusionner. A l'issue de l'examen parlementaire, ces seuils ont été abaissés respectivement à 5 % et à 3 % des suffrages exprimés, selon les dispositions de l'article 4, alinéa 4 :
« Seules peuvent se présenter au second tour les listes ayant obtenu au premier tour un nombre suffisant de suffrages au moins égal à 5 % du total des suffrages exprimés. La composition de ces listes peut être modifiée pour comprendre des candidats ayant figuré au premier tour sur d'autres listes, sous réserve que celles-ci aient obtenu au premier tour au moins 3 % des suffrages exprimés et ne se présentent pas au second tour. »
Ce mécanisme apparaît contraire, sous deux aspects, aux principes constitutionnels devant régir les modes de scrutin.
1. D'une part, l'abaissement des seuils inhérents à tout scrutin à deux tours porte atteinte aux objectifs poursuivis par le législateur qui est de favoriser l'émergence de majorités stables. Cette proposition de réforme résulte, en effet, du constat que le mode de scrutin régional, institué en 1985, favorise l'émiettement. Ainsi, le législateur, dans ce domaine, a souhaité prendre en compte des impératifs d'intérêt général (décision CC 86-208, 1er et 2 juillet 1986) :
- les conditions dans lesquelles sera attribuée la prime majoritaire aux diverses listes seront sensiblement différentes selon son application au premier ou au second tour. Or cette question est d'importance puisqu'elle concerne, selon la loi contestée, un « nombre de sièges égal au quart du nombre de sièges à pourvoir, arrondi à l'entier supérieur » ;
- au second tour la présence de nombreuses listes, encouragée par l'abaissement à 5 % des suffrages exprimés du seuil de présentation, donnera au correctif majoritaire du premier tour un sens profondément différent. Selon toute vraisemblance, la dispersion des suffrages sur trois, quatre, voire cinq listes aboutira, dans la plupart des régions, à faire bénéficier d'un quart des sièges supplémentaires des listes, très en deçà de la majorité absolue requise au premier tour ;
- en favorisant la présence au second tour de nombreuses listes, la loi déférée crée elle-même des conditions de répartition des sièges différentes de l'objectif poursuivi par le législateur. Sur cette question, le Gouvernement a pourtant déclaré lors des débats parlementaires : « La liste doit avoir obtenu 10 % des suffrages pour être présentée au deuxième tour. Elle peut fusionner avec des listes qui ont recueilli jusqu'à 3 % des suffrages, mais il faut 10 % pour aller au deuxième tour, nous sommes bien d'accord sur ce point. Si nous abaissons le seuil, par exemple à 5 %, nous nous trouvons dans un système proportionnel et nous ne sommes plus dans une logique qui permet de dégager des majorités. Nous sommes dans la logique qui conduit à l'émiettement, au fractionnement des forces politiques. »
2. D'autre part, les dispositions contestées de la loi déférée violent manifestement l'objectif constitutionnel de clarté s'imposant au législateur en matière de scrutins politiques. En effet, ceux-ci permettent l'expression non seulement du suffrage, mais aussi de la souveraineté nationale, fondement de notre République.
Cet objectif se déduit de la combinaison de nos textes fondamentaux (Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, Préambule des constitutions de 1946 et 1958, article 3 de la Constitution de 1958). Il implique que l'opération électorale, quelles que soient ses modalités, permette aux électeurs d'en comprendre la portée et les enjeux. S'il appartient aux partis politiques de structurer les comportements électoraux, il appartient au législateur, sous le contrôle du Conseil constitutionnel, d'aménager la formulation d'un choix libre et éclairé.
A l'évidence, plusieurs procédés, d'inspiration différente, peuvent être mis en oeuvre, dans le respect d'un suffrage « direct ou indirect », mais « toujours universel, égal et secret » (art. 3, alinéa 3, de la Constitution de 1958). Mais, quelle qu'en soit la logique, chacun d'eux doit répondre à un impératif de transparence. Ce n'est pas le cas de la loi contestée.
Construite sur l'exigence d'une majorité absolue impliquant un effet de simplification et de regroupement au second tour, elle en contredit en réalité l'apparence, en organisant elle-même l'atomisation de la représentation politique. Les effets conjugués de l'abaissement des seuils de présentation (5 %) et de fusion (3 %) aboutiront à un résultat inverse de celui escompté par le législateur. Ni la cohérence ni la stabilité des majorités régionales ne s'en trouveront renforcées. Dans une représentation proportionnelle à deux tours, comportant un correctif majoritaire, la fixation de seuils suffisamment élevés, comparables à ceux du scrutin municipal, était indispensable pour répondre à l'objectif affiché initialement : ceux qui ont été retenus à l'Assemblée nationale sont incompatibles avec la nécessité d'un choix clair. En passant de 10 à 5 % et de 5 à 3 %, soit à un niveau inférieur à celui du remboursement des frais de campagne, le législateur a changé de nature le dispositif électoral et contredit l'objectif constitutionnel qu'il doit respecter.
II. - Sur la procédure de vote bloqué et d'adoption sans vote du budget et d'autres délibérations de caractère fiscal et budgétaire
1. L'article 22 (2o) de la loi déférée organise, à titre transitoire, une procédure de vote bloqué pour l'adoption du budget. Or, aboutissant à dessaisir l'assemblée délibérante de son pouvoir de modification des dépenses et des recettes, il méconnaît le principe de libre administration des collectivités locales tel que l'article 72 de la Constitution de 1958 le consacre :
« Les collectivités territoriales de la République (...) s'administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi. »
Le Conseil constitutionnel a tenu à se référer à ce principe dont il a défini, à plusieurs reprises, la portée (décisions nos 82-137 DC et 82-138 DC du 25 février 1982, no 90-274 DC du 29 mai 1990 notamment). Le vote du budget par l'organe délibérant de la collectivité constitue, traditionnellement, une de ses attributions majeures. Or, l'article précité, en permettant au président du conseil régional d'imposer un vote d'ensemble, établit à son profit une prérogative exorbitante dont l'usage doit être strictement défini par le législateur.
Ce qui n'est nullement le cas dans le dispositif adopté par l'Assemblée nationale :
- d'une part, cette procédure exceptionnelle peut s'appliquer non seulement au budget, mais encore à deux autres délibérations budgétaires, au cours du même exercice, à l'exception du compte administratif, ce qui pourrait priver, presque totalement, l'assemblée délibérante de son pouvoir de correction ;
- d'autre part, elle n'est nullement liée à une situation de blocage qui pourrait en justifier l'utilisation au nom de la continuité nécessaire des services publics.
En ne précisant pas les conditions dans lesquelles cette procédure exorbitante du droit commun pourrait être utilisée, le législateur a donc méconnu les compétences qu'il tient de la Constitution. En effet, en précisant que la « loi détermine les principes fondamentaux (...) de la libre administration des collectivités locales de leurs compétences et de leurs ressources », l'article 34 fait obligation au législateur d'exercer son pouvoir pour concilier les principes de liberté, de légalité et de continuité des services publics.
En laissant le président du conseil régional seul maître du recours à un tel mécanisme, sans consultation préalable du conseil ou de la commission permanente, le législateur a violé les articles 72 et 34 de la Constitution.
2. L'article 23 de la loi déférée étend le champ d'application de la procédure d'adoption sans vote du budget de la région, issue de la loi du 7 mars 1998, aux délibérations de caractère fiscal et à deux autres délibérations de caractère budgétaire, hormis le compte administratif.
Pour les mêmes motifs que ceux exposés ci-dessus, les députés signataires considèrent que de telles dispositions, en privant l'assemblée délibérante de tout pouvoir d'appréciation, méconnaissent le principe de libre administration des collectivités territoriales (art. 72 de la Constitution) et de la compétence législative exclusive (art. 34 de la Constitution).
En effet, en permettant au président de faire adopter sans vote non seulement le budget, mais encore les délibérations relatives aux taux des taxes locales et deux autres délibérations à caractère budgétaire, le législateur enlève, une nouvelle fois, toute portée aux principes d'examen et de vote qui légitiment l'existence de conseils élus. En même temps, il restreint sensiblement le champ du « contrôle administratif et du respect des lois » que la Constitution attribue aux préfets et que les lois de décentralisation ont mis en oeuvre.
III. - Sur les modalités de mise en oeuvre de la loi
La loi déférée comporte, en ses articles 13 et 27, une série de dispositions régissant son application dans le temps. Cependant, celles-ci ne permettent pas de définir, avec précision, la date d'entrée en vigueur du nouveau mode d'élection des conseils régionaux.
En effet, en cas d'annulation des opérations électorales du printemps dernier, dans un département, l'article L. 363 du code électoral en vigueur à ce jour prévoit :
« En cas d'annulation de l'ensemble des opérations électorales dans un département, il est procédé à de nouvelles élections dans ce département dans un délai de trois mois. »
Or, l'article 13 de la loi déférée contient une rédaction nouvelle de ce même article L. 363 ne prenant en compte que l'annulation des opérations électorales dans une « région » :
« En cas d'annulation de l'ensemble des opérations électorales dans une région, il est procédé à de nouvelles élections dans cette région dans un délai de trois mois. »
Comment gérer cette contradiction si une annulation des opérations électorales dans un département était prononcée après l'entrée en vigueur de la loi contestée dont l'article 13 est immédiatement applicable ? Le changement du cadre géographique - du département à la région - priverait un département de l'absence totale de représentation, ce qui serait contraire aux principes d'universalité et d'égalité du suffrage. Ou bien le juge administratif devrait-il annuler, pour éviter cet inconvénient, l'ensemble de l'opération électorale, même dans les départements où aucune irrégularité n'a été relevée ? Dans les deux cas, la solution n'est guère satisfaisante !
De même, en cas de dissolution d'un conseil régional, conformément à l'article L. 4132-3 du code général des collectivités territoriales, l'application immédiate du nouveau mode de scrutin aboutirait à la coexistence de conseils régionaux élus selon des modes de scrutin profondément différents, ce qui n'est guère acceptable.
Ainsi, en ne prévoyant pas lui-même toutes les dispositions permettant de faire face à l'ensemble des situations transitoires, le législateur n'a pas exercé les compétences qu'il tient de l'article 34 de la Constitution.
(Liste des signataires : voir décision no 98-407 DC.)